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Informationen zum Dokument  BGer 5C.179/2004  Materielle Begründung
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BGer 5C.179/2004 vom 03.02.2005
 
Tribunale federale
 
{T 1/2}
 
5C.179/2004 /frs
 
Arrêt du 3 février 2005
 
IIe Cour civile
 
Composition
 
M. et Mmes les Juges Raselli, Président,
 
Nordmann et Hohl.
 
Greffier: M. Oulevey.
 
Parties
 
Yeslam Binladin, 2, rue Le Fort, à Genève,
 
Saudi Investment Company, SICO SA, 2, rue Le Fort,
 
à Genève,
 
Avcon Business Jets Geneva SA, 2, rue Le Fort,
 
à Genève,
 
demandeurs et recourants,
 
tous les trois représentés par Me Pierre de Preux, avocat, 6, rue Bellot, 1206 Genève,
 
contre
 
1. OLF SA, Centre de distribution multi-média,
 
Z.I. 3, Corminboeuf, à Fribourg,
 
2. Pendo Verlag Sàrl, Forchstrasse 4, à Zurich,
 
3. Editions Denoël Sàrl, 9, rue du Cherche-Midi,
 
à Paris,
 
4. Jean-Charles Brisard, 5, rue des Saussaies, à Paris,
 
5. Guillaume Dasquié, 142, rue Montmartre, à Paris,
 
6. Marco Tropea Editore S.r.l., via Melzo 9, à Milan,
 
défendeurs et intimés,
 
tous représentés par Me Jean-Noël Jaton, avocat,
 
8, place des Philosophes, 1205 Genève.
 
Objet
 
protection de la personnalité,
 
recours en réforme contre l'arrêt de la Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève du 18 juin 2004.
 
Faits:
 
A.
 
En novembre 2001 est paru en France un livre intitulé "BEN LADEN, LA VERITE INTERDITE", co-écrit par Jean-Charles Brisard et Guillaume Dasquié. Réalisé par la société Firmin Didot pour le compte de l'éditeur, Editions Denoël Sàrl, dont le siège social est à Paris, l'ouvrage est diffusé en Suisse par OLF SA Centre de distribution multi-média, à Fribourg. Les sociétés Pendo Verlag Gmbh, à Zurich, et Marco Tropea Editore Srl, à Milan, se proposent d'en diffuser respectivement des traductions allemande et italienne dans notre pays.
 
La troisième partie de cet ouvrage traite d'Oussama Ben Laden - dont le nom est transcrit Ossama Bin Laden - et de sa famille. Les auteurs y prétendent notamment que, malgré les apparences, la richissime famille Ben Laden n'aurait jamais renié Oussama et qu'elle continuerait même de le soutenir.
 
Dans une vingtaine de passages de cette partie de l'ouvrage et de ses annexes, référence est nommément faite à l'un des nombreux demi-frères d'Oussama Ben Laden, Yeslam Binladin, domicilié à Genève, ainsi qu'aux sociétés Saudi Investment Company SA (ci-après SICO SA) et Avcon Business Jets Geneva SA (ci-après Avcon SA), toutes deux administrées par Yeslam Binladin et sises à Genève. Globalement, ces passages laissent entendre qu'il n'est pas exclu que les sociétés de Yeslam Binladin, eu égard à leur structure opaque, servent au financement d'activités terroristes. Il est constant que SICO SA possède diverses filiales "off-shore", notamment SICO Curaçao, SICO London Ltd, SICO-UK Ltd et SICO Services Ltd.
 
B.
 
B.a Yeslam Binladin, SICO SA et Avcon SA ont estimé que cet ouvrage portait atteinte à leur honneur, en donnant faussement au lecteur l'impression générale qu'ils étaient impliqués dans le financement des attentats perpétrés aux États-Unis le 11 septembre 2001.
 
Le 14 janvier 2002, Yeslam Binladin et SICO SA ont saisi le Tribunal de première instance du canton de Genève d'une requête de mesures provisionnelles urgentes tendant à faire interdire la diffusion en Suisse de l'ouvrage original et de sa traduction allemande. En dernier ressort, cette requête a été rejetée par arrêt de la Cour de justice du canton de Genève du 26 septembre 2002.
 
Par demande déposée en vue de conciliation le 19 juin 2002, Yeslam Binladin, SICO SA et Avcon SA ont ouvert contre OLF SA, Pendo Verlag Gmbh, Editions Denoël Sàrl, Marco Tropea Editore Srl, Jean-Charles Brisard et Guillaume Dasquié une action tendant à faire interdire aux défendeurs la diffusion de l'ouvrage litigieux, ou à leur faire ordonner d'en cesser la diffusion, sous menace de la peine d'arrêts ou d'amende prévue à l'art. 292 CP, à faire condamner les défendeurs au paiement d'une indemnité pour tort moral de 1'000'000 fr. et à la remise des gains retirés de la diffusion et, enfin, à faire ordonner la publication du jugement à intervenir dans divers quotidiens suisses, français et italiens, aux frais des défendeurs.
 
B.b Tout en concluant au déboutement, les défendeurs ont modifié sur cinq points les versions française et allemande de l'ouvrage litigieux offertes à la vente en Suisse.
 
Au tout début de la troisième partie, ils ont supprimé l'indication selon laquelle le demandeur Yeslam Binladin siégerait au conseil d'administration de Saudi Binladin Group et ajouté une note de bas de page dont la teneur est la suivante :
 
"Toutes les personnes citées dans ce chapitre ne peuvent en aucun cas être assimilées a priori et globalement aux activités terroristes dont est suspecté Ossama Bin Laden."
 
Plus loin, la version originale contient le passage suivant :
 
"De telles zones de porosité sont nombreuses dans l'univers des sociétés de la famille Bin Laden. Leur identification est souvent difficile en raison de la multiplication de sociétés écrans, mais de nombreux liens attestent d'une proximité indirecte avec plusieurs réseaux frauduleux. Yeslam Bin Laden a également créé le 7 juillet 1998 à Genève une compagnie aérienne dénommée AVCON BUSINESS JETS GENEVA SA."
 
Les défendeurs ont modifié ce passage en remplaçant le mot "frauduleux" par "imbriqués" et en supprimant le mot "également" dans la dernière phrase.
 
Plus loin encore, les défendeurs ont supprimé quelques lignes relatives à Avcon SA, dans lesquelles il était notamment indiqué que cette société aurait offert à ses clients des cours de pilotage en Floride, dans la même école que celle fréquentée par plusieurs "kamikazes" du 11 septembre 2001.
 
Les défendeurs ont aussi transformé le titre de l'annexe VI de l'ouvrage, "Rapport sur l'environnement économique d'Ossama Bin Laden" dans la version originale, devenu "Rapport sur l'environnement économique de la famille Bin Laden" dans les versions modifiées pour la Suisse.
 
Enfin, ils ont modifié un encadré en pages 282 à 285.
 
Ces modifications ont rétabli l'exactitude de certaines données, notamment le fait que le demandeur Yeslam Binladin ne siège pas au conseil d'administration de Saudi Binladin Group. Mais, sur ce dernier point, elles laissent subsister, à l'annexe VI, la citation d'un rapport parlementaire français, qui retient à tort l'appartenance de Yeslam Binladin au conseil d'administration de Saudi Binladin Group.
 
B.c Statuant au fond le 29 septembre 2003, le Tribunal de première instance du canton de Genève a rejeté l'action.
 
Sur appel des demandeurs, la Cour de justice du canton de Genève a confirmé ce jugement par arrêt du 18 juin 2004.
 
C.
 
Contre cet arrêt, Yeslam Binladin, SICO SA et Avcon SA interjettent un recours en réforme. Sur le fond, ils demandent principalement au Tribunal fédéral d'interdire aux défendeurs de diffuser en Suisse l'ouvrage litigieux dans toutes ses versions et traductions, ou de leur ordonner d'en cesser la diffusion si elle est en cours, d'interdire à Pendo Verlag Gmbh et OLF SA de diffuser en quelque lieu que ce soit l'ouvrage litigieux dans toutes ses versions et traductions, ou de leur ordonner d'en cesser la diffusion si elle est en cours, d'assortir toutes ces injonctions de la menace de la peine d'arrêts ou d'amende prévue à l'art. 292 CP, de condamner les défendeurs au paiement d'une indemnité pour tort moral de 1'000'000 fr., de condamner Jean-Charles Brisard, Guillaume Dasquié, Editions Denoël Sàrl et Marco Tropea Editore Srl à la remise des gains réalisés par la diffusion de l'ouvrage incriminé en Suisse, de condamner Pendo Verlag Gmbh et OLF SA à la remise des gains réalisés par la diffusion de l'ouvrage incriminé en quelque lieu que ce soit, et d'ordonner la publication de l'arrêt à intervenir dans trois quotidiens d'importance nationale, aux frais des défendeurs. Alternativement, les demandeurs concluent au renvoi de la cause à l'autorité cantonale pour instruction sur la réparation du tort moral, la remise des gains et la publication du jugement.
 
Par arrêt de ce jour, la cour de céans a déclaré irrecevable le recours de droit public formé parallèlement par les recourants (5P.318/2004).
 
Les défendeurs n'ont pas été invités à répondre au recours.
 
Le Tribunal fédéral considère en droit:
 
1.
 
Le Tribunal fédéral examine d'office et librement la recevabilité des recours qui lui sont soumis (ATF 130 II 509 consid. 8.1 p. 510, 65 consid. 1 p. 67; 129 I 173 consid. 1 p. 174; 129 II 225 consid. 1 p. 227).
 
1.1 L'action en protection de la personnalité est une contestation civile portant sur un droit de nature non pécuniaire, qui peut faire l'objet d'un recours en réforme en vertu de l'art. 44 OJ (ATF 110 II 411 consid. 1 p. 413; 102 II 161 consid. 1 p. 165). Lorsqu'à une telle action sont jointes des conclusions en paiement d'une indemnité pour tort moral ou en remise de gain (art. 423 CO), fondées sur le même complexe de faits, le recours en réforme est ouvert par attraction sur ces prétentions pécuniaires connexes, sans égard à leur valeur litigieuse (ATF 129 III 288 consid. 2.2 p. 290; Jean-François Poudret, Commentaire de la loi fédérale d'organisation judiciaire, vol. II, n. 1.4 ad art. 44 OJ p. 204). Formé en temps utile - compte tenu de la suspension des délais prévue par l'art. 34 al. 1 let. b OJ - et dirigé contre une décision finale prise par le tribunal suprême d'un canton, le présent recours est recevable au regard des art. 44, 46, 48 al. 1 et 54 al. 1 OJ.
 
1.2 Saisi d'un recours en réforme, le Tribunal fédéral fonde son arrêt sur les faits tels qu'ils ont été constatés par la dernière autorité cantonale, à moins que des dispositions fédérales en matière de preuve n'aient été violées, que des constatations ne reposent sur une inadvertance manifeste (art. 63 al. 2 OJ) ou qu'il ne faille compléter les constatations de l'autorité cantonale parce que celle-ci n'a pas tenu compte de faits pertinents régulièrement allégués (art. 64 al. 2 OJ). En dehors de ces hypothèses, les griefs dirigés contre les constatations de fait ou l'appréciation des preuves (ATF 127 III 543 consid. 2c p. 547), ainsi que l'allégation de faits nouveaux, sont irrecevables (art. 55 al. 1 let. c OJ).
 
2.
 
Pour examiner s'il y avait eu atteinte illicite aux droits de la personnalité des demandeurs par la publication de faits mensongers ou d'opinions insoutenables, la cour cantonale a considéré qu'elle devait se fonder sur une impression générale, sans procéder à de fines analyses de texte, qui avaient généralement pour effet d'isoler certains passages de leur contexte et ne permettaient dès lors pas d'évaluer l'impression générale faite sur le lecteur moyen. Elle en a conclu qu'elle n'avait dès lors pas à se livrer à la critique littéraire et historique de l'ouvrage, même si les procédés rédactionnels utilisés par les auteurs étaient effectivement critiquables.
 
Elle a considéré que la simple phonétique conduisait d'elle-même tout lecteur moyen à faire un rapprochement entre le demandeur Yeslam Binladin et Oussama Ben Laden, tant il était évident que leur patronyme était commun, même s'il était transcrit différemment pour chacun d'eux. Leurs liens familiaux n'étaient du reste pas contestés. Elle a aussi retenu qu'indépendamment de toute éventuelle participation de l'une au capital de l'autre, le lecteur moyen établissait tout naturellement un lien entre "Saudi Binladin Group" et la demanderesse Saudi Investment Company SA, parce que l'élément distinctif de la raison sociale de la première de ces deux entités était le patronyme du président de la seconde. En soi, le livre litigieux induisait seulement le lecteur moyen à retenir que certains des nombreux demi-frères d'Oussama Ben Laden entretenaient avec le reste de la famille Ben Laden des liens pouvant être considérés comme usuels dans le monde des affaires, ce qui ne voulait pas dire qu'ils avaient partie liée avec les menées terroristes attribuées à Oussama Ben Laden et à son réseau.
 
D'après la Cour de justice, il n'était en outre pas insoutenable de prétendre que le groupe de sociétés créé par Yeslam Binladin présentait une certaine opacité, car les filiales étrangères de SICO SA compliquaient beaucoup la situation et pouvaient contribuer à donner l'impression d'une volonté de dissimulation.
 
Par ailleurs, la cour cantonale a retenu que la version modifiée de l'ouvrage litigieux rétablissait l'exactitude de certaines données, notamment le fait que le demandeur Yeslam Binladin ne faisait pas partie du conseil d'administration de Saudi Binladin Group.
 
De l'avis de l'instance cantonale, le lecteur moyen ne s'intéresserait fort vraisemblablement pas à l'un des membres de la nombreuse fratrie d'Oussama Ben Laden, ni à ses sociétés - d'autant moins que le livre n'alléguait aucun fait précis ni ne rapportait la moindre anecdote indiquant que le demandeur Yeslam Binladin ou l'une de ses sociétés aurait apporté une aide effective à Oussama Ben Laden; le lecteur moyen n'irait même pas prendre connaissance de l'annexe VI, difficilement lisible, et n'utiliserait certainement pas les références éventuellement inexactes qu'elle contenait.
 
Au demeurant, l'annexe VI débutait par la mise en garde suivante :
 
"Le rapport porte sur "les structures et la périphérie des structures susceptibles d'avoir facilité par leur complexité et leur opacité, des connexions avec l'environnement économique, financier ou terroriste, direct ou indirect, d'Ossama Bin Laden". Toutes les structures et personnes citées dans ce rapport ne peuvent en aucun cas être assimilées a priori et globalement aux activités terroristes dont est suspecté Ossama Bin Laden, contrairement à ce qui a été écrit dans la presse. Le rapport a pris soin de distinguer les entités n'ayant que des liens usuels dans le monde des affaires avec la famille Bin Laden de celles ayant - ou ayant eu - des liens directs avec Ossama Bin Laden."
 
D'après la cour cantonale, compte tenu de cette mise en garde et de la note de pied de page introduite au début de la troisième partie dans les deux versions modifiées pour la Suisse, l'ouvrage litigieux ne faisait pas apparaître les demandeurs sous un faux jour.
 
Ensuite, examinant la cause du point de vue le plus favorable aux demandeurs, la cour cantonale a considéré que, si les passages en cause laissaient entendre que SICO SA, eu égard à sa structure opaque, pouvait être utilisée à des fins de financement d'activités terroristes, le lecteur moyen comprendrait toutefois qu'il ne s'agissait que d'une hypothèse, à ce jour non établie. La cour cantonale en a conclu qu'il n'y avait dès lors rien là d'attentatoire à l'honneur de SICO SA. Elle a encore précisé que le lecteur remarquerait bien que les nombreuses redondances de l'ouvrage litigieux tendaient à masquer le peu de substance du propos. Pour critiquable qu'elle fût, cette technique rédactionnelle, de nature à engendrer le doute, ne suffisait dès lors pas à conférer aux passages visés un caractère attentatoire à l'honneur puisque ceux-ci, pris dans leur ensemble, ne faisaient pas apparaître les demandeurs sous un faux jour, ni ne les décrivaient de manière déshonorante.
 
En définitive, la cour cantonale a considéré que les passages litigieux ne présentaient pas les demandeurs comme des personnes mêlées aux desseins criminels d'Oussama Ben Laden et qu'ils n'étaient dès lors pas attentatoires à l'honneur.
 
3.
 
3.1 En vertu de l'art. 28a al. 1 CC, celui qui subit une atteinte illicite à sa personnalité peut requérir le juge de l'interdire si elle est imminente, de la faire cesser si elle dure encore ou d'en constater le caractère illicite si le trouble qu'elle a créé subsiste toujours. L'art. 28a al. 2 CC permet aussi de demander la publication du jugement, lorsque cette mesure paraît indiquée au vu de l'importance et de la nature du trouble à supprimer (ATF 118 II 369 consid. 4c p. 373 s.; 102 II 1 consid. 4 p. 2 ss). L'art. 28a al. 3 CC réserve en outre les actions en dommages-intérêts et en réparation du tort moral, ainsi que la remise du gain selon les règles de la gestion d'affaires. En principe, ces dispositions légales peuvent être invoquées autant par les personnes physiques que par les personnes morales (ATF 95 II 481 consid. 4 p. 488 ss; 97 II 97 consid. 2 p. 99 s.; Andreas Bucher, Personnes physiques et protection de la personnalité, 4e éd., Bâle 1999, n. 420 p. 100).
 
Il y a atteinte à la personnalité notamment lorsqu'une personne est touchée dans son honneur, à savoir dans la considération morale, sociale ou professionnelle dont elle jouit (ATF 127 III 481 consid. 2b/aa p. 487; 106 II 92 consid. 2a p. 96). Pour juger si une déclaration est propre à porter atteinte à la considération d'une personne, il faut se servir de critères objectifs et se placer du point de vue de l'auditeur ou du lecteur moyen, en tenant compte également du contexte dans lequel la déclaration a été faite (ATF 127 III 481 consid. 2b/aa p. 487; 126 III 209 consid. 3a in fine p. 213; 111 II 209 consid. 2 p. 211; 107 II 1 consid. 2 p. 4). La publication d'un écrit peut porter atteinte à la personnalité de quelqu'un soit par la relation de faits, soit par leur appréciation (ATF 126 III 305 consid. 4b p. 306; 95 II 481 consid. 8 p. 494).
 
3.2 En principe, toute atteinte aux droits de la personnalité, notamment à l'honneur, est illicite, à moins qu'elle ne soit justifiée par le consentement de la victime, par un intérêt prépondérant privé ou public, ou par la loi (art. 28 al. 2 CC).
 
3.2.1 Dans un livre où des journalistes exposent le résultat d'investigations et présentent des faits comme étant réels, la relation de faits vrais est justifiée par la mission d'information de la presse, qui englobe notamment la tâche de rendre compte des interdépendances économiques (cf. ATF 122 III 449 consid. 3b p. 456), à moins qu'il ne s'agisse de faits relevant de la sphère secrète ou privée, ou que la forme de la description, inutilement blessante, ne rabaisse la personne de manière inadmissible (ATF 129 III 529 consid. 3.1 p. 531 et les arrêts cités). En revanche, l'atteinte qui résulte d'allégations de fait inexactes n'est en principe jamais licite (ATF 126 III 209 consid. 3a p. 213, 305 consid. 4b/aa p. 307; 111 II 209 consid. 3c in fine p. 214). Toutefois, n'importe quelle incorrection, imprécision, généralisation ou approximation ne suffit pas à faire apparaître un compte rendu comme erroné dans son ensemble; un écrit ne sera considéré comme globalement inexact - et, partant, illicite - que s'il ne correspond pas à la réalité sur des points essentiels et montre la personne concernée sous un angle si erroné, ou en donne une image si faussée, qu'elle s'en trouve rabaissée de manière sensible dans la considération de ses semblables (cf. ATF 129 III 49 consid. 2.2 p. 51 s.; 126 III 305 consid. 4b/aa p. 307 s.).
 
3.2.2 Lorsque la presse relate qu'une personne est soupçonnée d'avoir commis un acte délictueux ou que d'aucuns supposent qu'elle pourrait avoir commis un tel acte, seule est admissible une formulation qui fasse comprendre avec suffisamment de clarté qu'il s'agit en l'état d'un simple soupçon ou d'une simple supposition. Pour déterminer la clarté nécessaire, il y a lieu de se placer du point de vue du lecteur moyen (ATF 126 III 305 consid. 4b/aa p. 307 et les références citées; Franz Riklin, Schweizerisches Presserecht, Berne 1996, § 7 n. 17 p. 201).
 
4.
 
Laissant entendre qu'il n'est pas exclu, eu égard à leurs structures opaques, que les sociétés de Yeslam Binladin servent au financement d'activités terroristes, l'ouvrage litigieux porte atteinte à l'honneur des demandeurs. Il convient dès lors d'examiner si son édition et sa diffusion sont justifiées par un intérêt public ou privé prépondérant, tel celui du public à être informé de faits importants.
 
4.1 La cour cantonale a considéré que le lecteur moyen ne s'intéresserait probablement pas beaucoup aux demandeurs. Si tel était le cas, on pourrait douter de l'existence d'un intérêt public prépondérant à l'édition et à la diffusion des passages de l'ouvrage litigieux qui concernent Yeslam Binladin et ses sociétés. En réalité, cette conjecture, qui repose sur des critères d'expérience et ne lie pas le Tribunal fédéral (ATF 126 III 10 consid. 2b p. 12; Poudret, op. cit., n. 4.2.3 et 4.2.4 ad art. 63 OJ p. 535 ss), est contraire à ce qu'enseigne l'expérience générale de la vie. Depuis les événements du 11 septembre 2001, le fait qu'un demi-frère d'Oussama Ben Laden vit en Suisse et qu'il y dirige un groupe de sociétés décrites comme opaques peut manifestement susciter l'intérêt d'un lecteur moyen et le conduire à prendre connaissance de toutes les informations que l'ouvrage litigieux donne sur les demandeurs.
 
Si Yeslam Binladin menait en Suisse une vie retirée, sans participation notable à la vie publique, notamment à celle de la place économique, cet intérêt du public à être informé sur la présence d'un demi-frère d'Oussama Ben Laden dans notre pays ne l'emporterait peut-être pas sur celui des demandeurs à ne pas attirer l'attention et à ne pas être exposés à la suspicion générale entourant les personnes qui sont ou ont été relativement proches du chef présumé d'Al Qaida. Cependant, il est notoire qu'au début de l'année 2001, le demandeur Yeslam Binladin, qui faisait déjà l'objet d'une certaine publicité en raison de ses activités économiques, a donné lieu involontairement à des discussions politiques dans le cadre de sa procédure de naturalisation. Les questions soulevées par ses origines familiales et ses activités économiques ont ainsi acquis, au moins passagèrement, une certaine importance pour le public et il est dès lors de toute façon légitime que des journalistes en traitent dans des articles de presse ou dans des livres (cf. ATF 127 III 481 consid. 2c/aa p. 488 s.; Henri Deschenaux/Paul-Henri Steinauer, Personnes physiques et tutelles, 4ème éd., Berne 2001, n. 561-561a p. 180 s.).
 
4.2 Il reste dès lors à vérifier si, aux yeux d'un observateur moyen, l'ouvrage litigieux présente Yeslam Binladin et ses sociétés sous un faux jour ou s'il parle d'eux en termes inutilement blessants.
 
4.2.1 Les demandeurs soutiennent que ce sont pour l'essentiel des imprécisions, des inexactitudes et des erreurs commises à leur sujet qui, mises en relation avec les autres faits décrits dans le livre incriminé, donneraient l'impression qu'ils pourraient être en rapport avec les auteurs des attentats du 11 septembre 2001.
 
La cour cantonale a retenu que les versions française et allemande offertes à la vente en Suisse comportaient, par rapport à la version originale, cinq modifications rétablissant l'exactitude de certaines données. Mais, pour le surplus, elle n'a pas indiqué que les faits relatés dans l'une ou l'autre des diverses versions de l'ouvrage seraient inexacts ou faux. Savoir si la description d'un état de choses ou le compte rendu d'un événement dans un ouvrage non fictionnel est exact ou inexact, vrai ou faux, est une question de fait, qui ne peut être revue par le Tribunal fédéral (art. 63 al. 2 1ère phrase OJ). Il convient donc de considérer que les faits relatés dans les versions de l'ouvrage litigieux offertes à la vente en Suisse sont exacts, sous la seule réserve de la citation, à l'annexe VI, d'un rapport parlementaire mentionnant à tort l'appartenance du demandeur Yeslam Binladin au conseil d'administration de Saudi Binladin Group. Mais, à ce propos, la cour cantonale a retenu que l'annexe VI était difficilement lisible et que le lecteur moyen renoncerait dès lors à consulter les indications qui s'y trouvent. Les demandeurs ne contestent pas ce point, sur lequel il n'y a dès lors pas lieu de revenir.
 
4.2.2 La cour cantonale a considéré que, si les passages en cause laissaient entendre que SICO SA, eu égard à sa structure opaque, pouvait être utilisée à des fins de financement d'activités terroristes, le lecteur moyen comprendrait toutefois qu'il ne s'agissait là que d'une hypothèse non vérifiée. A cette appréciation, les demandeurs objectent que le livre incriminé tend précisément à accréditer cette hypothèse par l'emploi de techniques rédactionnelles contestables; sinon, on ne comprendrait pas pourquoi les auteurs ont consacré une place si importante à Yeslam Binladin, plutôt qu'à l'un ou l'autre des cinquante-trois autres demi-frères ou demi-soeurs d'Oussama Ben Laden. En outre, dans le climat de suspicion qui a suivi les événements du 11 septembre 2001, le simple fait de poser la question d'une implication de Yeslam Binladin dans le financement des activités de son demi-frère Oussama, sans y répondre aussitôt par la négative, aurait été de nature à donner faussement l'impression au lecteur qu'il existait un lien entre les demandeurs et les auteurs des attentats commis aux États-Unis.
 
La décision attaquée constate que SICO SA possède diverses filiales "off-shore". Les défendeurs pouvaient en faire état dans leur ouvrage sans trahir la vérité. Quoi qu'en disent les demandeurs, les sociétés "off-shore", ou sociétés-écrans, apportent par définition une certaine opacité aux relations économiques qu'elles recouvrent. En certaines circonstances, leur utilisation permet de suspecter une volonté de dissimuler le bénéfice ou, au contraire, le financement d'activités illicites. Par exemple, l'existence de mouvements bancaires complexes entre des sociétés "off-shore" autorise, selon la jurisprudence, à soupçonner un blanchiment d'argent (cf. arrêt 1A.141/2004 du 1er octobre 2004, consid. 2.2). Dans ces conditions, le fait que le demandeur Yeslam Binladin est un demi-frère d'Oussama Ben Laden, à qui sont imputés les attentats commis aux États-Unis le 11 septembre 2001, et qu'il dirige un réseau de sociétés "off-shore" peut légitimement amener à se demander s'il existe entre les activités des demandeurs et celles du réseau terroriste Al Qaida un lien, à tout le moins indirect, notamment sur le plan financier. Il en résulte que les auteurs de l'ouvrage litigieux pouvaient poser cette question et relater tous les faits en rapport avec elle.
 
Par ailleurs, les défendeurs n'ont pas répondu à la question, ni affirmativement ni négativement; les développements qu'ils ont consacrés aux demandeurs donnent seulement l'impression que l'existence d'un financement du réseau d'Oussama Ben Laden par les demandeurs n'est pas exclue. Certes, sous réserve d'un avertissement en pied de page, les défendeurs ont, en l'absence d'éléments concluants, mis en évidence la possibilité que les demandeurs soient impliqués directement ou indirectement dans le financement d'activités terroristes plutôt que la possibilité tout aussi réelle qu'ils ne le soient pas. Mais il n'en demeure pas moins que, dans leur ensemble, les passages où il est question des demandeurs laissent apparaître, assez clairement pour un lecteur moyen, que l'éventuelle implication de Yeslam Binladin et de ses sociétés dans le financement d'activités terroristes n'est encore à ce jour, aux yeux mêmes des auteurs, qu'une simple hypothèse non vérifiée. L'ouvrage litigieux ne présente dès lors pas les demandeurs sous un faux jour.
 
Contrairement à ce que soutiennent les demandeurs, qui font valoir que l'hypothèse de leur implication dans le financement d'activités terroristes aurait dû être accompagnée aussitôt d'un démenti, les défendeurs n'étaient pas obligés de répondre négativement à la question de l'implication de Yeslam Binladin et de ses sociétés dans le financement d'activités terroristes. Ils n'auraient été tenus de le faire que s'il avait été prouvé que cette hypothèse était fausse - ce qui n'était à tout le moins pas encore le cas lorsque la présente édition du livre incriminé a été mise sur le marché. Même dans le climat de suspicion qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001, les défendeurs pouvaient poser et laisser ouverte la question d'éventuelles relations financières, directes ou indirectes, entre les sociétés de Yeslam Binladin et le réseau Al Qaida. En réalité, si l'on suivait l'argumentation des demandeurs à cet égard, rien n'aurait pu être écrit à leur sujet après le 11 septembre 2001, ce qui dépasserait de beaucoup les limites dans lesquelles la loi protège les droits de la personnalité.
 
4.2.3 Enfin, s'ils parlent bien, en pages 172-173 et 180-181 de la version originale de leur ouvrage, de réseaux de sociétés "frauduleux" ou de transferts financiers "douteux", les auteurs ne qualifient pas par ces termes les activités des demandeurs - ce qui ne serait pas admissible - mais celles d'autres sociétés ou groupes de sociétés avec lesquels la famille Ben Laden a été en relations d'affaires normales. L'ouvrage litigieux ne décrit dès lors pas les faits qu'il rapporte d'une manière inutilement blessante pour les demandeurs.
 
Il s'ensuit que, justifiée par l'intérêt prépondérant du public à être informé, l'atteinte portée aux droits de la personnalité de Yeslam Binladin, de SICO SA et d'Avcon SA n'est pas illicite. Le recours doit dès lors être rejeté dans la mesure où il est recevable.
 
5.
 
Les demandeurs, qui succombent, supporteront les frais de justice, solidairement entre eux (art. 156 al. 1 et 7 OJ). Il n'y a pas lieu d'allouer de dépens aux défendeurs, qui n'ont pas été invités à déposer une réponse.
 
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
 
1.
 
Le recours est rejeté dans la mesure où il est recevable.
 
2.
 
Un émolument judiciaire de 10'000 fr. est mis à la charge des demandeurs, solidairement entre eux.
 
3.
 
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties et à la Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève.
 
Lausanne, le 3 février 2005
 
Au nom de la IIe Cour civile
 
du Tribunal fédéral suisse
 
Le président: Le greffier:
 
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